mardi 21 février 2012

histoire des arts : La Chanson de Craonne

La Chanson de Craonne (du nom de la commune de Craonne) est une chanson de tradition orale, chantée par des soldats entre 1915 et 1917. Interdite par le commandement, une de ses versions est publiée en 1919 par Paul Vaillant-Couturier sous le titre de Chanson de Lorette.
La Chanson de Craonne est connue pour avoir été entonnée par les soldats qui se sont mutinés (dans une cinquantaine de régiments de l'armée française) après l'offensive très meurtrière et militairement désastreuse du général Nivelle au Chemin des Dames. Au cours des combats, les soldats français, partant de la vallée de l'Aisne, devaient « monter sur le plateau » tenu par l'armée allemande. Ces révoltes sont sévèrement réprimées, notamment par le général Pétain, nommé le 17 mai 1917 pour remplacer le général Nivelle avec pour mission d'endiguer l'effondrement du moral des soldats. Plus de 500 "mutins" sont condamnés à mort (dont 26 effectivement exécutés).
Cette chanson anonyme a sûrement plusieurs auteurs. Elle a continuellement évolué au cours de la guerre en fonction des lieux principaux de combat. Elle apparaît sous le nom de La Chanson de Lorette, « complainte de la passivité triste des combattants » évoquant la bataille de Notre-Dame de Lorette à Ablain-Saint-Nazaire se déroulant entre septembre 1914 et septembre 1915. Ensuite, la chanson est transformée pour évoquer le plateau de Champagne au cours de l'automne 1915. En 1916, elle devient une chanson sur Verdun, le refrain devient :
Adieu la vie, adieu l'amour,

 Adieu à toutes les femmes

 C'est bien fini, c'est pour toujours

 De cette guerre infâme

 C'est à Verdun, au fort de Vaux

 Qu'on a risqué sa peau [...]
La chanson est associée aux mutineries de 1917 et le refrain subit une nouvelle transformation :
C'est à Craonne, sur le plateau
Pour l'occasion, le village de Craonne gagne une syllabe (Craonne se prononce habituellement krɑn, la chanson dit krɑɔn/ pour avoir le compte de syllabes). Le plateau dont il est question est le plateau de Californie qui surplombe le village. En effet l'endroit est le lieu de terribles combats à partir du 16  avril 1917 : la 1e division d'infanterie qui monte à l'assaut se trouve bloquée au niveau des caves de Craonne. Puis le 4 mai, une seconde offensive est lancée par la 36e division d'infanterie qui aboutit à la reprise de Craonne et à la progression sur le plateau de Californie. La chanson de Craonne a été interdite en France jusqu'en 1974, date à laquelle Valéry Giscard d'Estaing en a autorisé la diffusion sur les ondes.
Plusieurs variantes de la chanson sont attestées. Les paroles les plus connues sont celles publiées par Paul Vaillant-Couturier, lui-même issu d'une famille d'artistes lyriques parisiens, selon deux versions légèrement différentes : celle de 1919 parue dans La guerre des soldats et une autre, parue dans le journal Commune, en 1934. L'écrivain anarchiste Henry Poulaille, soldat sur le Chemin des Dames, publie, en 1937, une variante dans Pain de soldat : 1914-1917.
Paroles diffusées par Paul Vaillant-Couturier

Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé

 On va reprendre les tranchées,

 Notre place est si utile

 Que sans nous on prend la pile

 Mais c'est bien fini, on en a assez

 Personne ne veut plus marcher

 Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot

 On dit adieu aux civ'lots

 Même sans tambours, même sans trompettes

 On s'en va là-haut en baissant la tête



- Refrain :

 Adieu la vie, adieu l'amour,

 Adieu toutes les femmes

 C'est bien fini, c'est pour toujours

 De cette guerre infâme

 C'est à Craonne sur le plateau

 Qu'on doit laisser sa peau

 Car nous sommes tous condamnés

 Nous sommes les sacrifiés



Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance

 Pourtant on a l'espérance

 Que ce soir viendra la r'lève

 Que nous attendons sans trêve

 Soudain dans la nuit et dans le silence

 On voit quelqu'un qui s'avance

 C'est un officier de chasseurs à pied

 Qui vient pour nous remplacer

 Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe

 Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes



- Refrain -



C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards

 Tous ces gros qui font la foire

 Si pour eux la vie est rose

 Pour nous c'est pas la même chose

 Au lieu d'se cacher tous ces embusqués

 Feraient mieux d'monter aux tranchées

 Pour défendre leur bien, car nous n'avons rien

 Nous autres les pauv' purotins

 Tous les camarades sont enterrés là

 Pour défendr' les biens de ces messieurs là



- Refrain :

 Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront

 Car c'est pour eux qu'on crève

 Mais c'est fini, car les trouffions

 Vont tous se mettre en grève

 Ce s'ra votre tour messieurs les gros

 De monter sur l'plateau

 Car si vous voulez faire la guerre

 Payez-la de votre peau

La chanson a été écrite sur l'air de la chanson Bonsoir M'amour, procédé fort utilisé pendant la Grande Guerre. Bonsoir M'amour, paroles de Raoul Le Peltier, musique de Adelmar Sablon (pseudonyme de Charles Sablon) sur un mouvement de valse lente, est publiée aux éditions Valsien en 1911. Créée par Karl Ditan et chantée par de nombreux artistes, dont Emma Liebel, la chanson obtient un grand succès. Les reprises contemporaines de La chanson de Craonne sont souvent exécutées dans le style de la valse musette, avec accompagnement d'accordéon. C'est notamment le cas des versions de Tichot, des Amis d'ta femme, de Gérard Pierron, de Marc Ogeret ou de Marc Perrone. L'opposition entre une musique dans le style guinguette renforce par opposition le tragique du texte, comme c'est le cas par exemple pour Le Temps des Cerises.

La Chanson de Craonne est mentionnée dans deux albums de Jacques Tardi : Les Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec, tome 8 : Le mystère des profondeurs (Casterman, 1998, p. 4), et Putain de guerre ! tome 2 (Casterman, 2009, p. 9).

Le refrain de la Chanson de Craonne est chanté par un condamné à mort dans le film Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet (2004).  Dans la scène finale du film La dette, téléfilm de Fabrice Cazeneuve (2000), le refrain de la chanson est fredonné par le préfet (André Dussolier) et son jeune stagiaire (Damien Dorsaz).

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